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LE PROCÈS


des circonstances qu’il faut admettre pour des soldats qui, même juges, ne sont que des soldats, imbus du respect des chefs[1]. Comment l’idée leur serait-elle venue qu’Henry s’est parjuré, que ce dossier de Mercier est un tissu d’impostures et de faux ? Le dossier est véridique ; ils doivent le croire ou croire que le chef de l’armée est un bandit ; et le dossier confirme Henry, son éclatant serment qui les a remués jusqu’aux entrailles. Bonne foi absolue que la leur, foi absolue dans les chefs, déraison absolue sous le couvert de la raison.

Le temps a marché ; l’horizon s’est déplacé. Comment, sous la lumière des révélations, comprendre ces ténèbres ? Il le faut pourtant. Si vous voulez juger justement les actes des hommes, il faut entrer dans l’âme de ces hommes, à l’heure même où ils ont agi.

Ces juges injustes ne furent ni des laquais, obéissant à l’ordre du maître, ni des pleutres, dominés par la peur de la foule aboyante. Ce n’est pas un lâche, le vieux Florentin, sorti du rang, qui a gagné tous ses grades par trente ans d’une vie d’abnégation et de peine. Ni le vieux zouave Echemann, ni Roche. Ce n’est pas une âme servile que celle du lorrain Freystætter, dont le franc visage respire la vaillance, d’une fierté farouche, qui n’hésitera pas, dès qu’il en aura conscience, à proclamer son erreur. Ils ne furent que les dupes de la religion militaire, les victimes des mauvais prêtres qui s’étaient emparés du temple.

Le procès une fois lancé, le juif était coupable. Il fut condamné par le peuple, avant de l’être par ses pairs. Et pour la même raison : parce que le chef de l’armée avait parlé. Du premier jour, quand ils s’assirent, tous

  1. Tacite, Agricola, IX : « Credunt plerique militaribus ingeniis subtilitatem deesse, quia castrensis juridictio, secura et obtusior ac plura manu agens, calliditatem fori non exerceat. »