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LE PROCÈS


la défense aurait eu le temps d’y comprendre quelque chose, de demander à quelque homme de vraie science la réfutation de cette délirante folie. Il prendra l’accusé à l’improviste, et, sans lui donner le temps de la réflexion, l’accablera.

Dreyfus connaissait le premier rapport de Bertillon, où, chiffrant à des millions le prix du bordereau, il affirmait avoir la preuve que « le criminel » avait copié sa propre écriture. Quand Bertillon, commençant son discours, fit allusion à l’angoisse d’un honnête homme qui se rendrait complice d’une erreur judiciaire, Dreyfus le regarda en face[1] et, l’interrompant : « Ces angoisses. Monsieur, vous n’y échapperez pas, soyez en sûr ! »

Maintenant, Bertillon expose sa découverte, dans un jargon nouveau, hérissé de mots barbares, et, se démenant, fait passer, dans sa lanterne magique, le gabarit, le kutsch et l’accent circonflexe qui prouve, à lui tout seul, le crime ; puis le mot-clef intérêt, emprunté par Dreyfus à la lettre de son frère, écrite, elle aussi, sur gabarit ; et le mot adresse, deux fois répété dans le bordereau, « signe récognitif », signature cryptographique, où se retrouvent les mots : « A Dreyfus »[2] ; et la citadelle enfin, la forteresse tripartite, où, sous le couloir des a étouffés et la tranchée des finales allongées, apparaît le double plan de défense préparé par le traître, et dont il ne s’est pas servi, parce que Bertillon l’a démasqué.

Comme Bertillon, se tournant sans cesse vers l’accusé, l’appelait « le coupable », Dreyfus murmura entre ses dents le mot de « misérable[3] », et le fol attribua cette exclamation à la confusion de l’homme qui, en le voyant

  1. « Narquoisement », dit Bertillon (Cass., I, 498).
  2. Rennes, II, 374, Demange et Bertillon.
  3. Rennes, II, 386, Dreyfus ; Cass., II, 11, Lépine.