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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


bordereau n’était pas au dossier de l’avocat. Demange n’avait pu consulter l’original qu’au greffe[1]. Dans cette affaire, où toute l’accusation repose sur une similitude d’écritures, où il n’y a qu’une charge, ni l’accusé, ni l’avocat n’ont en mains la photographie de l’unique pièce accusatrice. Et certainement Demange aurait dû exiger, par une protestation publique, que son dossier fût complété par le document essentiel.

En tout cas, le rapport de D’Ormescheville est au dossier. Et ce refus d’y mettre le bordereau est une preuve de plus de la terreur où est l’État-Major que l’écriture en soit connue.

À quoi songent donc Demange et Mathieu Dreyfus ? Quel aveuglement est le leur, de ne pas voir que le salut de l’innocent, c’est la divulgation de l’unique charge ? Mathieu va de porte en porte, cherchant à émouvoir les cœurs, à convaincre les esprits. Comment ? Par des preuves morales ? Mais, produites par lui, elles sont sans valeur, ce n’est que le cri de l’affection fraternelle ! Dès lors, il est partout éconduit, accablé un peu plus, à chaque tentative, sous l’immense opprobre[2].

Le plus difficile de l’histoire est de ne pas juger les actions des hommes à la lumière des événements ultérieurs. Quand l’éclat du jour a remplacé l’ombre de la nuit, le voyageur égaré s’étonne de son erreur.

  1. Mathieu Dreyfus ne put entrevoir le bordereau que l’espace d’une demi-minute ; il fut stupéfait que cette écriture eût pu être attribuée à son frère, tant les dissemblances étaient nombreuses.
  2. Pendant toute cette période, les beaux-parents de Dreyfus reçurent d’innombrables lettres dont les auteurs se faisaient fort de faire évader leur gendre contre de beaux honoraires. Ces lettres émanaient d’escrocs ou de bas policiers. Il ne fut répondu à aucune. Des chevaliers d’industrie s’offrirent pour trouver le vrai coupable. Mathieu Dreyfus, d’une grande prudence, réussit à ne tomber en aucun piège.