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MERCIER


pacité brouillonne et présomptueuse devient légende. Les hommes du métier sont seuls à connaître la gravité de certaines de ses fautes. Il y en a une qui a éclaté à tous les yeux ; c’est ce renvoi anticipé des vieilles troupes. Les plus instruits des questions militaires ne voyaient pas sans angoisse éloigner, à l’heure même de l’incorporation de la nouvelle classe, les soldats les meilleurs, exercés, rompus au service, encadrement nécessaire des recrues. Les autres, dans ce pays hypnotisé par la folie du nombre, voyaient les régiments vidés du soir au matin, l’armée réduite à une ossature sans chair, la frontière sans défense, abandonnée à des soldats de quelques mois. Comme il semblait impossible d’expliquer une mesure aussi déplorable par la seule nécessité de réaliser dix à douze millions d’économies, on l’attribuait à une recherche malsaine de popularité ; Mercier incarnait, dans ce qu’elle a de pire, la démagogie militaire.

Le bruit courut que l’Allemagne ou l’Italie profiteraient de cette désorganisation de nos forces pour tenter un coup. Rumeur absurde ; mais les campagnes des départements frontières s’émurent, et, même, certaines garnisons.

On sut que les principaux membres de la commission de l’armée exprimaient très haut leur irritation, que la commission n’attendrait pas le retour des Chambres pour se réunir, qu’elle interpellerait le ministre dès la rentrée. On raconta publiquement que les inspecteurs d’armée, les chefs de corps avaient trouvé des interprètes auprès du chef de l’État ; on annonça que le renvoi du ministre était décidé.

L’armée n’est plus assez séparée de la nation, la vie de l’une étant trop intimement mêlée à celle de l’autre, pour que le pays n’entendît pas l’écho des propos qui