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L’INSTRUCTION

enlevé notre chère Alsace, et se voir accusé de trahison envers ce pays ! Non, ma chère adorée, mon esprit se refuse à comprendre. Te souviens-tu que je racontais que, me trouvant il y a une douzaine d’années à Mulhouse, au mois de septembre, j’entendis un jour passer sous nos fenêtres une musique allemande célébrant l’anniversaire de Sedan ? Ma douleur fut telle que je pleurai de rage, que je mordis mes draps de colère, et que je me jurai de consacrer toutes mes forces, toute mon intelligence à servir mon pays contre celui qui insultait ainsi à la douleur des Alsaciens. »

Il retourne encore et toujours l’horrible problème : comment a-t-il pu être seulement soupçonné ? Ce supplice moral est le pire de tous :

« Les spasmes me prennent à la gorge ; jamais, vois-tu, homme n’a supporté le martyre que j’endure. Aucune souffrance physique n’est comparable à la douleur morale que j’éprouve, lorsque ma pensée se reporte à cette accusation. Si je n’avais mon honneur à défendre, je t’assure que j’aimerais mieux la mort ; au moins, ce serait l’oubli. »

Dans les lettres suivantes, il rappelle, mais brièvement, pour épargner le cœur de sa femme, les tortures de sa prison, les longues journées et les nuits sans sommeil : « Rien pour lire, rien pour écrire. Je tournais comme un lion en cage, essayant de déchiffrer une énigme que je ne pouvais pas saisir. » Un frisson d’épouvante lui vient à ces souvenirs : « Mon cerveau était comme une chaudière bouillante ; à chaque instant, je craignais qu’il m’échappât. » Sans le sentiment de son devoir, s’il n’avait pas été soutenu par sa conscience droite et inflexible, il serait « mort de douleur, ou, du moins, dans un cabanon de fous ».

Ces mots : cerveau, folie, reviennent sans cesse sous sa plume. Depuis deux mois, ç’a été sa préoccupation