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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


quête, s’était érigé en directeur de l’instruction. Il faisait, tous les soirs, à Bexon d’Ormescheville d’interminables visites dans son cabinet, au Cherche-Midi, et l’appelait à chaque instant au ministère[1]. C’était un soldat épais, de peu de culture, de tempérament grossier, en proie à des ennuis domestiques, haineux, n’aimant pas les chefs, mais les craignant, sournois et méchant, prompt à chercher le vent, crédule et sans conscience. Du Paty l’accable de sa certitude, le conduit par la main, lui dicte sa procédure en attendant qu’il lui dicte son acte d’accusation. Quand il a fini sa propagande auprès de D’Ormescheville, Du Paty la recommence auprès de ses camarades, acharné, se prodiguant en discours, d’une fureur inlassable contre sa victime, entretenant une atmosphère de haine où toute parole d’équité eût passé pour une complicité avec le traître.

Henry, toujours dans l’ombre, agit, plus efficacement encore, avec sa ruse et son audace habituelles.

Il ne se contentait pas de diriger l’action des journaux, plus vive et plus impérieuse au moindre signe d’hésitation chez les chefs, comme un mécanicien règle la pression de sa machine. Il avait entrepris de créer les charges décisives contre l’accusé.

Guénée a fourni les rapports, oraux, puis écrits, qui lui ont été commandés. Il avait été décidé que le mobile principal du crime de Dreyfus serait le libertinage et le jeu. Guénée eut vite fait d’apporter des racontars sur trois femmes dont deux appartenaient au monde

  1. Cass., I, 128 ; Rennes, I, 373, Picquart. — Du Paty proteste (Rennes, III, 511) « qu’il ne s’immisça en rien dans la procédure D’Ormescheville ». L’immixtion illégale de Du Paty dans l’instruction fut signalée par Forzinetti à Saussier, qui répondit que Du Paty agissait, sans doute, par ordre du ministre.