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LA « LIBRE PAROLE »


plus la même certitude que Dreyfus fût le traître, il inclinait au non-lieu. Pourtant, il a suffi de vingt lignes de Papillaud… Quelle distance comptez-vous de la lâcheté au crime ?

Pour hideuse qu’est la forfaiture qu’on attend de lui, est-il de taille à repousser, à la fois, et l’assaut furieux et la tentation, s’il y cède, de devenir, du coup, sacré à ses insulteurs, leur héros et leur chef ? S’il résiste, s’il refuse de mentir à la justice, de poignarder un soldat dans le dos, qu’y gagnera-t-il ? Rien que sa propre estime, le repos de sa conscience. Cependant, l’acquittement de Dreyfus le tue. Tous, et ceux à qui il aura enlevé leur proie, plus haut que les autres, accuseront son impéritie, la légèreté dont il a fait preuve, sa précipitation à déshonorer un innocent, à éclabousser l’armée. Dreyfus acquitté, Mercier ne restera pas ministre une heure de plus. Dès lors, qui a plus d’intérêt que lui à la condamnation de ce soldat ? Par quelques moyens qu’il l’obtienne, le verdict de condamnation le sauve, et, plus encore, incarne en lui le patriotisme vigilant, impitoyable aux traîtres. « Salut, Macbeth ! Salut, comte de Cawdor ! tu seras roi ! »

Ou Henry a eu cette claire vision des choses, ou c’est un autre que lui, dont il n’a été que l’instrument, mais qui aurait eu le même intérêt à perdre l’innocent.

Quelqu’un, dès cette première semaine de novembre, quand commence la campagne de presse, a-t-il arrêté dans son esprit tous les détails du plan qui s’est déroulé par la suite : que le procès, sous prétexte d’intérêts supérieurs, se fasse à huis clos ; que l’inculpation légale soit ignorée du public ; que l’accusé ne se sache inculpé que du bordereau ; qu’un dossier de charges secrètes, faussement appliquées à Dreyfus, ne soit communiqué qu’aux seuls juges ; que la valeur probante de