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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Il suffit de connaître le vide du dossier pour redouter l’acquittement. Quels officiers condamneront un des leurs sur un seul morceau de papier, sur une écriture contestée ? Et quel lendemain au verdict qui proclamera l’innocence de Dreyfus ! Aussitôt, dans l’armée elle-même, et d’un bout à l’autre du pays, un cri retentira, une sommation irrésistible au Gouvernement d’avoir à rechercher, à découvrir à tout prix le véritable auteur du crime. On n’aura pas affolé et énervé en vain ce peuple pendant tant de jours. Il a été bouleversé jusqu’au plus profond de son être par la nouvelle de la trahison ; il lui faudra le traître. Et si on le trouve ? si le Dieu des juifs l’emporte ? La sécurité d’Henry, le rêve des jésuites, tout s’effondre.

Ainsi, rien de fait si Dreyfus n’est pas condamné. Comment emporter, arracher cette condamnation, salut d’Esterhazy et d’Henry, triomphe des jésuites et de Drumont ?

Ou Mercier jettera son épée dans la balance, pipera les dés, trompera les juges, étouffera la défense dans l’ombre, sans qu’une seule lueur de vérité parvienne au dehors, — ou Dreyfus sera acquitté.

Comment décider Mercier ?

Henry a lu en Mercier ; il sait le secret de sa faiblesse : la peur de la presse. Depuis le début de l’affaire, il n’a agi que sous cette peur. Une première fois, quand il a arrêté Dreyfus, à Saussier, à Hanotaux le suppliant d’attendre, de chercher d’autres preuves qu’une analogie d’écriture, il n’a fait que cette réponse : « Une divulgation peut survenir ; je serais accusé d’avoir pactisé avec l’espionnage[1]. » La seconde fois, quinze jours après, quand il a ordonné les poursuites, il n’avait déjà

  1. Rennes, I, 220, Hanotaux.