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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Mais de quelle vie ! Devant Du Paty, par un héroïque effort, il redevenait maître de lui, discutait, raisonnait, répondait sans se contredire, avec une mémoire étonnante du détail. Mais dans les longues heures de l’absolu secret, il passait par de terribles alternatives de fièvre et de prostration. Tantôt il s’élançait contre la porte de son cachot, demandant sa femme et ses enfants, et, tout à coup, épouvanté de lui-même, il criait que la folie le terrasserait sans lui laisser le temps de se justifier. Tantôt il tombait, bête accablée et n’en pouvant plus. La nuit, il avait d’effroyables visions. Et, parfois, à bout de nerfs, vaincu, il éclatait de rire.

Forzinetti, convaincu définitivement de son innocence, cherchait à le consoler, à lui rendre l’espoir. Toute la bonté du genre humain s’était réfugiée dans ce geôlier.

IX

Du Paty ne torturait pas que l’homme.

Tous les deux ou trois jours, il allait chez Mme Dreyfus.

Elle l’attendait dans l’angoisse, et, dupe de ses belles façons, ne désespérait pas de le toucher, d’être autorisée à voir son mari, fût-ce devant témoins, de lui écrire, d’obtenir au moins quelque éclaircissement sur l’horrible mystère. Il se refusait à tout, invoquant la consigne, les ordres du ministre, mais affirmait, d’autant plus haut, la culpabilité du prisonnier, « fondée sur sa conviction profonde ». Il le qualifiait violemment : c’était un misérable, un lâche, et, surtout, le plus dissimulé des hommes, qui menait une vie double dont sa femme,