Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, La Revue Blanche, 1901, Tome 1.djvu/119

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
97
LE BORDEREAU


déguisée, libre, naturelle, spontanée, et c’est bien ainsi, d’un seul jet, selon son habitude, qu’Esterhazy fit le bordereau. Observation, au surplus, qui, à elle seule, aurait dû empêcher Bertillon de tomber dans l’erreur subséquente qui deviendra sa folie.

Mais, aussitôt, il fait une autre remarque. Hanté, de son propre aveu, par le souvenir d’un procès célèbre, du faux testament de M. de la Boussinière, qui était un décalque de l’autographiste Charpentier, il croit remarquer, sur quelque épreuve grandie, que « l’écriture portait, de-ci de-là, quelques retouches ou quelques tremblements qui, d’ordinaire, caractérisent le calquage[1] ». Le papier si léger, presque transparent, sur lequel est écrit le bordereau, semble un argument à l’appui. Tout autre motif qu’aurait eu le traître d’employer ce papier-pelure lui échappe.

Aucun autre que lui n’a jamais vu ces retouches ou tremblements, que lui-même, d’ailleurs, il éliminera de ses futures théories. Toutefois, à cette heure précise, cette illusion va le retenir, pendant quelques instants encore, sur le bord d’une affreuse erreur.

En effet, s’il est porté, dès lors, à croire que le bordereau est une pièce fabriquée, cette conclusion est favorable à Dreyfus, puisqu’il n’a pas encore imaginé l’absurde système de l’autocalquage, du scripteur reproduisant sa propre écriture, par des procédés artificiels, à l’aide d’un mot-type, selon un système « kutschique », et sans qu’on puisse découvrir une seule raison à un aussi compliqué, savant et inutile artifice.

Cette hypothèse d’un document forgé, il la fonde sur des considérations ou puériles ou inexactes. Il s’exagérait, en effet, à lui-même la similitude des deux écritures, —

  1. Rennes, II, 322, Bertillon.
7