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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


sous le commandement du colonel des cuirassiers[1], Gaillard-Bournazel, forment un rectangle.

Le capitaine de la première batterie va chercher Dreyfus qui s’était retiré dans la salle des rapports. Il sort, très pâle. Dès qu’il a franchi la ligne des cuirassiers, le sang afflue à ses tempes, comme à Rennes, quand il luttait contre l’émotion[2],

Il se roidit, traverse rapidement la cour, de ce même pas automatique qu’il avait à la dégradation et qui fut, pour tant de gens, une preuve de son crime.

Les artilleurs et les cuirassiers ont le sabre au poing. Dreyfus se place à l’extrémité de la batterie, près des trompettes. Là, il prend l’attitude militaire, tire son sabre, se met au port d’armes, désormais immobile, la tête haute, « la taille redressée par un effort continuel[3] », le regard de son œil myope, sous le lorgnon, perdu, très loin, sans qu’un muscle de son visage, redevenu blême, ne tressaille. En vain, le colonel des cuirassiers commande « Repos ! » Dreyfus reste au port d’armes.

En demandant que la cérémonie n’eût point lieu dans la grande cour de l’École militaire, il avait voulu échapper à l’évocation, trop violente, du supplice qu’il y avait subi. Mais le cadre, à peu près pareil, de la cour où il se trouve, le mouvement des troupes, des régiments d’artillerie, les sonneries, le cliquetis des armes, l’effort qu’il fait pour refouler l’affreux souvenir, font surgir toute la scène. Même aux nuits sans sommeil de l’île du Diable, l’hallucination ne fut pas aussi intense. Son cœur bat à se rompre. Il subit à nouveau tout son martyre, dans les moindres détails. Il ne voit pas les régi-

  1. Deuxième régiment.
  2. Voir t. V, 282.
  3. Récit du Temps.