Il était exact que Picquart ne s’était jamais rallié à mon interprétation du rôle d’Henry ; pourtant, il s’en était, à plusieurs reprises, beaucoup rapproché. Ainsi, il avait déposé à Rennes que, si le bordereau avait été apporté à Henry par Brücker, « qui avait le plus grand intérêt, à ce moment-là, à se mettre en relief », « Henry ne pouvait pas le faire disparaître[1] ». Ainsi encore, l’année d’avant, et précisément pendant son séjour au Cherche-Midi, il avait déclaré à Tavernier qu’« Henry devait connaître l’écriture d’Esterhazy » ; « déjà », — après la reconstitution du petit bleu — « Henry a pu prévoir qu’on pourrait attribuer à Esterhazy une partie des faits reprochés à Dreyfus » ; « sa répugnance », après l’entrevue de Bâle, « à accepter comme exactes les révélations de Cuers, qui pouvaient s’appliquer à son ancien camarade, a paru manifeste[2] ».
Mais Picquart avait oublié ses anciennes déclarations, si lumineuses, et il lui arrivait de confondre avec la réalité le travestissement inconscient de ses rancunes. Il ne me pardonnait ni d’être resté l’ami de Waldeck-Rousseau, et des Dreyfus, ni de m’être séparé de Labori, ni encore, en écrivant cette histoire, de l’avoir sorti de la légende pour l’élever, bien plus haut, selon moi, dans la complexe et dramatique vérité de la nature humaine. Ses courtisans — car la disgrâce en a comme la bonne fortune, qui sont plus nobles, mais qui ne sont pas moins pernicieux — l’excitaient depuis deux ans contre moi
- ↑ Rennes, I, 475, Picquart. — Voir t. V, 392.
- ↑ Instruction Tavernier, 30 septembre 1898.
ticles publiés depuis quatre ans sur la complicité d’Esterhazy et d’Henry, dans ceux de Jaurès, de Clemenceau et de Ranc comme dans les miens, et sans que Picquart songeât seulement à réclamer, puisque ni moi ni Jaurès ou Clemenceau, pas plus que l’auteur de l’article du Siècle, n’avions cherché à engager son opinion.