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LE BORDEREAU ANNOTÉ


Bernard Lazare qui, dès la première audience, avait deviné Jouaust[1], il l’avait cru hostile, à cause de son air renfrogné et de ses dures paroles. Jouaust n’a point tenu la balance égale entre l’accusation et la défense, n’a tenté aucun effort pour déblayer la voie devant l’évidente vérité, a tout fait pour préparer la condamnation dont il se serait montré, à la dernière minute, étonné et indigné. Aurait-il pensé que l’inanité de l’accusation apparaîtrait d’elle-même aux autres juges ? Aurait-il cherché seulement, en brutalisant la défense, à sauver les grands chefs compromis ?

Mathieu chercha à faire parler Jouaust, mais l’ami qui s’en était chargé ne put obtenir du vieux soldat que ceci : « J’écris mes mémoires ; on saura toute la vérité après ma mort. » Pourtant, sa réponse n’était pas sans intérêt : Jouaust accepte la responsabilité de son vote, et tout n’a pas été dit, « toute la vérité » n’est pas connue.

Ainsi se confirmait l’hypothèse de Mathieu que les cinq juges qui avaient condamné s’étaient décidés sur quelque document qui n’avait été produit ni aux débats publics ni au huis clos ; que Mercier avait trouvé moyen de recommencer le « coup » de la pièce secrète ; et c’était apparemment les lettres de l’Empereur allemand, le bordereau annoté, qui avait périodiquement reparu, tout le long de l’Affaire, chaque fois que baissait, sous un nouveau coup, la fortune d’Esterhazy ou de Mercier.

J’ai raconté comment j’en avais été des premiers informé par un propos de la princesse Mathilde, à la suite de la visite qu’elle avait reçue de Boisdeffre[2].

  1. Voir t. V, 285.
  2. Voir t. II, 580, et Cour de cassation, 2 mai 1904.