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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


sation au Cercle militaire, éclata : « Les amis me battent froid, ils croient que j’ai voté pour l’acquittement de Dreyfus. Ce n’est pas vrai. C’est Jouaust qui a voté pour l’acquittement avec Bréon. Quand Parfait et moi, nous nous sommes prononcés pour la condamnation, le colonel a paru stupéfait. Merle vota comme nous, puis Bréon pour l’acquittement, Profilet et Brogniart pour la culpabilité. Alors Jouaust se leva, hors de lui, se déclara pour l’acquittement, fit un long discours. Deux des juges, émus par lui, ont demandé à revenir sur leur vote. Mais Jouaust répliqua que c’était illégal, qu’il n’était pas possible de remettre le jugement aux voix et qu’il n’y avait plus d’autre moyen que d’accorder les circonstances atténuantes, ce qui fut fait, mais sans mon concours ; j’ai réclamé le maximum de la peine[1]. »

Récit singulier malgré la fidélité du narrateur qui, d’ailleurs, n’avait pas assisté lui-même aux protestations de Beauvais, tenait son information d’un tiers qui en avait reçu la confidence d’un témoin. Mathieu savait, par expérience, combien le récit le plus simple, passant de bouche en bouche, s’amplifie et se déforme. Pourtant, il lui parut hors de doute que Beauvais s’était disculpé devant ses camarades d’avoir acquitté Dreyfus et qu’il était en droit de s’en défendre ; le bruit, aussitôt répandu dans Rennes, que la deuxième voix était celle de Jouaust, n’avait pas été démenti par le vieux colonel ; il avait pris sa retraite, vivait étroitement et tristement confiné[2].

Mathieu commença par s’étonner. Au contraire de

  1. Souvenirs inédits de Mathieu Dreyfus.
  2. « Ses camarades, tous les citoyens de Rennes savent et connaissent l’atroce vérité. » (Gaulois du 30 juin 1901.)