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CAVAIGNAC MINISTRE


Il n’en prit pas la peine. Aux allégations les plus précises de Bertulus, comme aux affirmations d’une scrupuleuse exactitude de Christian, il répondait au hasard par des menteries contradictoires qu’il improvisait avec une verve endiablée. Le juge, parfois, lui fit toucher terre. D’un coup de reins, il se relevait, recommençait une autre histoire, jetait de la poussière aux yeux de l’ennemi. Il convint à plusieurs reprises de ses menteries et que c’était sa méthode. Pour changer, il laissait échapper de temps à autre quelques vérités, puis, de sa voix sèche, ajoutait : « Ne mettez pas cela dans le procès-verbal ; je ne le signerais pas. » Il était très ferré sur le droit, étonnait ses avocats par sa science. Il parlait avec la même abondance qu’il écrivait, intarissable, d’une éloquence triviale, mais imagée, qu’il ornait de citations latines, de Lucrèce et d’Horace, avec un sens très vif du comique et s’amusant de lui-même. Le régime de la prison ne déprima pas un jour ce solide poitrinaire. Il n’arrêta pas de goguenarder, même quand il cracha sa haine au visage du pâle Christian[1]. Enfin, il avait pris son juge en pitié et, vingt fois, lui dit qu’il le plaignait d’avoir compromis si sottement sa carrière, de s’être jeté par entêtement dans ce trou.

Toutefois, il était moins rassuré qu’il ne feignait de l’être et il s’inquiétait tout en payant d’audace. Il ne rit plus, à l’interrogatoire de clôture[2], quand Bertulus énuméra les charges et démontra, par les textes de la jurisprudence, que la fabrication d’une signature « idéale » constitue un faux non moins que celle d’une signature réelle[3]. Surtout, il sentait bien que Ber-

  1. Cass., II, 244 et suivantes.
  2. 25 juillet 1898. — Cass, II, 261 à 278.
  3. Articles 147 et 150 du Code pénal ; Cass., 18 février 1813 ; 28 mars 1839 ; 13 janvier 1846 ; 11 janvier 1866.