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CAVAIGNAC MINISTRE


ni même Drumont ne l’eussent pu accuser, après l’avoir tant célébré, de s’être vendu, du soir au matin, aux juifs ou à l’étranger. Ils lui auraient fait payer plus tard de les avoir déçus ; sur l’heure, ils auraient baissé la tête, dévoré leur rage.

Une âme un peu haute eût vu cela ; il ne vit qu’une chose, c’est qu’il était devenu populaire, lui, l’homme du monde qui semblait le moins fait pour l’être, et qu’il fallait le rester. Un pas de plus, il était à l’Élysée.

Qu’on ne dise pas que, si ce honteux marché : régner au prix du maintien d’une condamnation injuste, lui eût été offert, il l’aurait accepté. Mais sa vision des choses n’était plus, depuis longtemps, objective, obscurcie qu’elle était par son ambition, une ambition tenace qui le tenait aux entrailles, qui l’eût fait marcher sur les êtres qui lui étaient le plus chers pour arriver à son but, et qui avait tout dénaturé en lui. Non seulement sa critique était dominée par son intérêt, mais par l’idée préconçue qui s’accordait avec son intérêt. Mercier, qu’il était allé consulter au Mans avant de prendre le porte-feuille de la Guerre et qu’il s’imaginait avoir confessé ; Boisdeffre et Gonse, qu’il avait déjà eus sous ses ordres, tous ces grands chefs sont incapables d’une mauvaise action et les plus loyaux des hommes ; dès lors, le juif qu’ils ont condamné est coupable. Il eût dû regarder au dossier que lui remit Gonse comme un chimiste dans sa cornue, passif, silencieux, indifférent au résultat de l’observation, résolu à forcer la vérité à se dévoiler, mais non moins décidé « à ne pas répondre pour elle », « à ne pas écouter incomplètement ses réponses » en n’y prenant que la partie qui favorisait ou confirmait son hypothèse[1]. Au contraire, et nullement par déloyauté,

  1. Claude Bernard, Introduction à l’Étude de la Médecine expérimentale, 41.