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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


d’un parti qui lui semblait peu conforme au caractère de son mari. Il n’avait pas eu connaissance des deux lettres du colonel Combe, l’une fausse, l’autre falsifiée, que Judet, ce matin même, avait publiées[1]. Peut-être, s’il les avait connues, fût-il resté. Labori, cependant, ne cessait de l’objurguer, ainsi que Clemenceau : nul homme sensé ne l’accusera d’avoir fui devant la prison, « puisqu’une condamnation par défaut est provisoire » ; cette prétendue fuite est « une nécessité de tactique ; ils en prennent la responsabilité[2].

Zola m’a raconté, longtemps après, qu’il crut entendre Dreyfus, sur son rocher, qui lui demandait ce suprême sacrifice. Il s’y résigna enfin, parce qu’il lui semblait que là où il y avait pour lui le plus à souffrir était le devoir. « Il se dévoua, dit-il, jusqu’à la totale disparition et, ce jour-là, saigna tout son sang ».

Était-ce l’intérêt de l’Affaire que Zola disparût ? En fait, il n’en fut rien, et Zola eût été beaucoup plus grand en prison. Sa noblesse morale fut de le savoir et de s’en aller quand même.

Il partit pour l’Angleterre à la tombée de la nuit, et seul, pour ne pas attirer l’attention, sentant son cœur vide, dans un déchirement de tout son être, s’exaltant parfois dans la fièvre de « l’immolation consentie », et se comparant à Dante errant, mais, surtout, trouvant bien dur de « voir s’effacer au loin les lumières de France, parce qu’il avait voulu son honneur, sa grandeur de justicière parmi les peuples[3] ». Il se promettait, en roulant à travers les plaines endormies, de raconter « ces heures atroces, dont l’âme sort, trempée, invulnérable aux blessures iniques ». Il arriva, le matin suivant, à

  1. La Vérité en marche, 249.
  2. Ibid., 129 ; Aurore du 20 juillet 1898.
  3. La Vérité en marche, 132.