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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


le prit de haut : « J’ai arrêté un criminel sans autre domicile que le lit d’une fille de joie, »

Les poursuites contre Picquart avaient été décidées en Conseil des ministres ; une note officieuse précisa qu’Esterhazy, au contraire, avait été arrêté « sur l’initiative propre du juge d’instruction[1] ». C’était exact, mais pourquoi le proclamer ? Pour apaiser les amis d’Esterhazy, antisémites et nationalistes, qui fulminaient, et Esterhazy lui-même[2] ? Ou pour effrayer le juge ?

Le conseil, qui devait juger disciplinairement Esterhazy, fut ajourné à la fin de l’enquête.

Le plus humiliant, que la note taisait, c’est que Bertulus avait agi sur la plainte de Picquart. La vengeance est la grande passion des petites âmes. Cavaignac, en faisant enfermer Picquart dans la même prison que le traître pour rétablir l’équilibre, ne vit pas qu’il le grandissait beaucoup, le sacrait martyr du Droit.

Il avait cru aussi que, Picquart en prison, tout, cette fois, serait fini. Or, encore une fois, rien n’était fini. Non seulement les revisionnistes ne se laissèrent pas effrayer, mais ils s’excitèrent davantage. Il y avait maintenant deux innocents à délivrer : Picquart, Dreyfus. Ils haussèrent leur courage à cette double tâche et, sauf quelques forcenés, continuèrent la lutte, comme ils l’avaient engagée, à la mode anglaise, rien qu’avec les armes de la loi[3].

Quelque infatué que fût Cavaignac, il eût le sen-

  1. Agence Havas du 14 juillet.
  2. L’Aurore du 13 raconta qu’Esterhazy, dans la nuit qui suivit son arrestation, aurait reçu dans sa prison la visite d’un personnage mystérieux. Le fait paraît controuvé.
  3. Manifeste de la Ligue des Droits de l’homme ; souscription du Siècle pour faire afficher dans toutes les communes, à côté du discours de Cavaignac, la lettre de Picquart, etc.