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CAVAIGNAC MINISTRE

VI

On imagine l’émotion de l’État-Major, quand on sut Esterhazy sous les verrous, à l’idée que le bandit « mangerait le morceau ». Boisdeffre prit le parti de rester malade, quitta le service[1] ; Gonse, d’abord, demeura à son poste, puis, n’y tenant plus, suivit l’exemple du grand chef[2], Henry sentit trembler le sol.

Il connaissait à fond son ami, l’homme qui dira : « Henry et moi, nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre, rien[3] ». Plus que jamais, Esterhazy va se cramponner à lui : « Sauve-moi ou je te perds. »

Déjà, depuis que son faux rayonnait sur les murs, Henry, plus d’une fois, avait failli se trahir. Le colosse se fêlait, des fissures apparurent dans cette rude écorce ; quand Cuignet se mit à vérifier l’authenticité des pièces du dossier secret, Roget lui-même remarqua l’inquiétude de cet homme à l’ordinaire impassible[4].

Cavaignac, après avoir tant joué au grand juge, ne concevait pas qu’il se fût trouvé un magistrat assez osé pour lui ravir un des ornements de son triomphe. Il se plaignit durement à Sarrien ; le procureur général transmit la lettre de Cavaignac à Bertulus, lui demanda des explications ; le juge — décidément un homme —

  1. Cass., I, 557 ; Rennes, I, 529, Boisdeffre.
  2. Dans la dernière semaine de juillet. — Voir p. 83.
  3. Matin du 16 mars 1899 : « Nos relations dataient de très loin ; nous étions très liés et nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre, rien ! »
  4. Cass., I, 120, Roget : « Son attitude à mon égard et sa manière de me regarder n’étaient pas celles d’habitude. »