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LE DESSAISISSEMENT


longues semaines ; chaque matin, en la quittant pour se rendre à l’audience, il s’attendait à ne pas la retrouver vivante quand il reviendrait. Mais la mourante lui avait dit que « ce serait une lâcheté de déserter son poste au moment du combat », Il lui obéit, rentra un soir comme elle expirait, « juste à temps pour lui fermer les yeux »[1]. Il se sentait « à bout de forces », n’en luttait pas moins, avec sa ténacité de vieillard, contre l’évidence, « parce qu’il voyait comme cela »[2].

Lasserre, fort républicain et brave homme, se refusait à croire que des militaires eussent commis tant de vilenies pour faire condamner un innocent et en concluait, de très bonne foi, qu’il y avait autre chose que ce qu’on disait. Roulier, l’un des plus jeunes de la Cour, avec du savoir, une intelligence assez fine et beaucoup d’application, était des amis personnels de Félix Faure.

Ces quatre magistrats entendirent les dépositions les plus décisives contre Esterhazy sans en être ébranlés : le récit de Bertulus, extraordinaire, en effet, mais qu’il ne pouvait avoir inventé, et les confidences de l’ancien attaché militaire anglais, le général Talbot, à Galliffet. « Pour un ou deux billets de mille francs, disait l’Anglais, mes collègues avaient par Esterhazy tous les renseignements qu’ils ne pouvaient se procurer directement au ministère de la Guerre ; ils en causaient couramment entre eux[3]. » Galliffet parla chaudement de Picquart, mais se tut de Dreyfus, bien qu’il le crût innocent et le criât par la ville.

Les lettres d’Esterhazy à Jules Roche, le carnet d’une

  1. Enq. Mazeau, 61, Sallantin.
  2. Je tiens cette appréciation d’un ami personnel de Sallantin.
  3. Cass., I, 217, Galliffet. — Talbot ajouta que, personnellement, il n’avait jamais eu recours à l’espionnage. (III, 138, lettre au marquis de Salisbury, communiquée à la Cour.)
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