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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


le virent si bien que, prenant leurs précautions, d’avance ils rendirent à la République les généraux qui avaient fait condamner l’innocent et maintenir sa condamnation. Pendant que Déroulède faisait placarder par toute la France une affiche avec l’image des cinq ministres de la Guerre, Cassagnac écrivit :

Si Dreyfus revient de l’île du Diable, il faut que Mercier, Billot, Zurlinden, Cavaignac et Chanoine aillent prendre sa place toute chaude. Ces gens-là ne sont pas plus l’armée qu’Esterhazy, Du Paty et Henry, et autres favorisés des divers ministres républicains de la Guerre… S’ils se sont trompés, ils sont sans excuse ; ils ont trompé la France et commis un forfait. Il n’y aurait pas assez de châtiments pour eux[1].

Un des caractères de l’esprit français, c’est l’ambition, le besoin de tout entreprendre à la fois. Une minorité seulement des républicains, les revisionnistes de la veille, eût voulu concentrer la lutte autour de Dreyfus, ne pas engager la bataille de demain avant d’avoir gagné celle-ci. Ce serait affaiblir la question de justice que d’y mêler d’autres questions, fussent-elles urgentes ; si Dreyfus n’était pas d’abord innocenté, on se heurterait à un ennemi qui, n’ayant rien perdu de sa superbe, continuerait à dénoncer les républicains comme les amis et les protecteurs d’un traître.

Cependant, même pour ces esprits, les plus passionnés de l’Affaire ou les plus judicieux, la grande guerre contre la théocratie devenait certaine. Que la bourgeoisie d’autrefois, à l’esprit ouvert et généreux, qui avait fait Quatre-vingt-neuf et Dix huit-cent-trente, et

  1. Autorité du 31 octobre 1898.