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CHAMBRE CRIMINELLE


le juge militaire condamner Picquart (ou inversement) pour le même fait. Bien plus, les infractions à la loi sur l’espionnage et la fabrication du faux auraient été commises par Picquart, aux termes des ordres d’informer et de mise en jugement, dans un même dessein : « Le tout dans le but d’établir frauduleusement la culpabilité de M. le commandant Esterhazy… » Et, ici encore, les juges civils et militaires eussent pu se contredire, si les uns décidaient que le petit bleu était un faux et les autres (les civils) qu’il était authentique. En effet, les civils, eux aussi, auraient à l’apprécier « comme un élément essentiel du délit » reproché à Picquart, quand il confia à Leblois qu’Esterhazy était le traître et puisqu’il lui aurait fait voir la carte-télégramme. Mais, déjà, les deux poursuites étaient contradictoires et la prévention militaire se contredisait elle-même, car, si le petit bleu est un faux, Picquart n’a communiqué à Leblois qu’un chiffon de papier[1], et il n’y a pas de délit d’espionnage ; et, s’il y a délit d’espionnage, il n’y a pas de faux. Par ces motifs, Picquart demandait le renvoi de toutes les charges à la justice civile.

Ainsi, les soldats, égarés par la haine et pataugeant dans les terres inconnues de la Loi, quand ils pensaient acculer Picquart, lui avaient eux mêmes ouvert les portes de sortie.

Le premier juriste venu qu’ils consultèrent, quand ils entendirent prononcer ces mots nouveaux de « règlement de juges », put leur dire que la requête se tenait fort bien et, certainement, serait accueillie. Elle n’était faible que sur un point : le dossier Boulot et celui des pigeons. Encore Mimerel disait-il que « l’appréciation

  1. Cass., 6 décembre 1898, Manau.