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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


« la haute banque qui fait marcher contre le pays tout ce qu’elle peut avoir de ressorts, de talents et d’influences à sa disposition », Poincaré s’écria : « En voilà assez, en vérité ! » et il demanda la parole.

Il n’y avait pas, dans cette Chambre, d’intelligence supérieure à la sienne, mais il était tout intelligence, et c’est une cause de faiblesse. Il avait délibéré, tout jeune, de ne rien faire que de réfléchi, et il avait réussi, non sans souffrir, à tout concentrer dans la raison et à ne se gouverner que par elle. Cette violente dérivation de toutes ses qualités, des séduisantes comme des solides, vers le cerveau, avait fini par agir jusque sur son physique : il n’avait pas quarante ans et paraissait vieux. Sans grande énergie naturelle, il avait fait jusqu’à sa volonté. Même sa scrupuleuse probité semblait voulue et sa simplicité savante. Laborieux, l’esprit prompt et très cultivé, le goût des belles choses, orateur précis, écrivain élégant, il avait beaucoup pour plaire, sans inspirer une pleine sécurité. Toujours il échappait, même par ses silences. Depuis trois ans qu’il avait délaissé la tribune pour la barre, où ses succès ne furent pas moins grands, il tenait le rôle d’un conseiller politique qui ne veut plus être autre chose, d’ailleurs avisé et sagace. Cependant, il avait exagéré ses coquetteries avec la Fortune ; elle se détachait de lui, comme si elle avait pris au sérieux son peu d’empressement, après avoir été plusieurs fois ministre et refusé, plus souvent encore, de l’être. Il se reprochait depuis longtemps son mutisme dans l’Affaire. De ceux que le soupçon ne peut atteindre, il le craignait. Il ne convenait pas avec lui-même de certaines raisons qu’il avait eues de se taire : Dreyfus a été mal jugé, mais, à son propos, on parle trop d’argent. Maintenant, il se fût méprisé s’il ne s’était pas offert aux coups, et l’heure était bonne pour