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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


se dirigeaient vers le Cherche-Midi, criaient dans la nuit : « Vive Picquart ! »

Il y avait loin du temps où, dans cette même prison, Dreyfus se sentait maudit par tout le peuple.

Cela fut d’un puissant réconfort à Picquart. Des amis, autorisés enfin à aller le voir (derrière une double grille), le trouvèrent calme, serein, sur de lui. Il leur eût rendu le courage, la volonté de vaincre, s’ils en eussent eu besoin. Comme il était interdit de lui parler des incidents du jour, il les entretenait, comme dans un salon, de ses voyages d’autrefois, « des grottes d’Élephanta et des temples de Bénarès qu’il visita au retour du Tonkin[1] », et des lectures très variées où il s’absorbait. Il ne cessa pas, en prison, d’alimenter un riche foyer de vie intellectuelle[2]. Tout continuait à l’intéresser, esprit curieux du détail et toujours en éveil. Il se modifiait beaucoup, sauf ses préjugés qu’il gardait. Ainsi, ayant lu un volume sur Rembrandt, il regretta que, selon un auteur, ce magicien de la couleur fût d’origine juive. Il ne se taisait pas du « violent combat qui s’était livré en lui », après qu’il eût découvert l’erreur judiciaire ; il eût à « choisir entre ses galons et sa conscience » ; il répétait maintenant, avec noblesse : « Je suis en paix avec moi-même, heureux dans le calme de ma conscience enfin satisfaite[3]. » Des femmes lui en-

  1. Clemenceau, dans l’Aurore du 28 novembre 1898.
  2. Villemar (Mme E. Naville), Essai sur le colonel Picquart. Le 5 novembre avait paru le livre de Pressensé : Un Héros.
  3. Il dit à Gast : « Je ne comprends pas pourquoi je suis exalté par les uns et injurié par les autres. Je n’ai fait que mon devoir. Après avoir acquis la conviction qu’une erreur judiciaire avait été commise, j’ai eu des moments pénibles ; un violent combat s’est livré en moi ; je savais que je devais choisir entre mes galons et ma conscience, mais mon parti a été vite pris et alors je suis allé droit mon chemin. » (Liberté du 1er  novembre 1898.)