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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


gouverneur, celle où il déclarait qu’il n’écrirait plus, même à sa femme[1]. Le brave homme, en lisant, essuyait une larme.

Brisson avait promis d’aviser Dreyfus dès que la Cour de cassation aurait rendu son arrêt ; démissionnaire, il avait négligé de le faire. Lucie demanda si le nouveau Gouvernement avait tenu cette promesse. On lui répondit que non, que son mari ne savait rien, et qu’elle ne pouvait être autorisée à télégraphier elle-même. Elle le vit mourant, la raison perdue (pour avoir pu dire qu’il ne lui écrirait plus), alors que la connaissance de l’arrêt l’aurait sauvé.

Le lendemain[2], je me rendis de sa part chez Dupuy, certain qu’il enverrait aussitôt la dépêche. Il était à l’Élysée, au conseil ; son frère, Adrien Dupuy, lui transmit, à son retour, ma demande. Il refusa. Il n’était pas méchant, plutôt bonhomme. Mais les journaux à grand tirage étaient rédigés comme par des Canaques[3]. « La Cour de cassation, me fit dire Dupuy, a sursis à statuer sur la mise en liberté du déporté ; le président du Conseil n’a pas le droit de modifier en quoi que ce soit la situation de Dreyfus. »

Je publiai le « simple récit » des faits, qui fit passer un grand frisson[4].

  1. Cinq Années, 310 : « En attendant la réponse aux demandes de revision que j’avais adressées au chef de l’État. »
  2. 11 novembre 1898.
  3. Rochefort : « Dreyfus sera lynché. Il le sera aux cris de « Vive l’armée ! » et « À bas les traîtres ! » Mais ce ne sont pas ces clameurs qui rendront sa mort plus douce. Au contraire. » (27 octobre.) « On lui appliquera radicalement la loi de Lynch. » (1er novembre.) On remplirait un volume de ces sauvageries.
  4. Simple récit, dans le Siècle du 12 : « J’ai dégagé ma part de responsabilité. M. le président du Conseil prend la sienne. Il faut qu’elle soit connue. Elle est lourde. Je souhaite pour lui qu’elle ne devienne pas atroce. » — Les plus modérés (Temps,