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CHAMBRE CRIMINELLE

Le choix de Ribot eût paru une promesse. Dupuy rassura encore plus, endormit les méfiances, atténua le fâcheux effet de sa résurrection, en proposant le ministère de la Guerre à Freycinet.

Il n’y avait alors qu’un cri parmi les républicains pour mettre un civil à la Guerre et que ce fût Freycinet. Depuis six ans qu’il vivait dans la retraite, dont il avait déjà, à plusieurs reprises, fait un art, cachant sous une jolie dignité ses rancunes contre le destin qui avait rompu brutalement « l’ordonnance savante et souple de sa vie »[1], et amusant son esprit à de belles études de philosophie scientifique, on se souvenait seulement de ses talents, de son adresse à débrouiller, sans qu’on s’en aperçût, les nœuds compliqués, à décortiquer les problèmes, à prendre doucement les hommes et à obtenir d’eux, à leur insu, le contraire de ce qu’ils eussent voulu. On le savait, par quelques propos discrets, favorable à Dreyfus. Comme il ne s’était jamais mêlé d’aucune affaire sans qu’il y fût obligé par sa fonction ou son métier, les revisionnistes ne lui reprochaient pas, comme à d’autres, « le crime de la lampe qui n’a pas été allumée et du rein qui n’a pas été ceint[2] ». Il était protestant, mais sans inquiéter les catholiques. Les chefs militaires, qui ne furent jamais plus souverains que sous lui, ne le discuteront pas. Même ses défauts, son manque de décision, son goût pour l’interlocutoire, qui fait partie de la sagesse, mais qui ne l’est pas tout entière, semblaient, dans ces circonstances, redevenir des qualités.

Écarté par Cavaignac dans la crise qui suivit la chute de Méline[3], la vieille coquette, se sachant cette fois

  1. Jaurès, dans la Petite République du 3 novembre 1898.
  2. The sin of the unlit lamp and the ungirt loin. (Browning.)
  3. Voir t. III, 632.
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