Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1904, Tome 4.djvu/340

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
336
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

En d’autres temps, avant que l’éducation jésuitique eût déformé les consciences, les royalistes, Berryer, ou Cazenove de Pradines, eussent-ils été maîtres de leurs dégoût ? Imaginez, en face de Chanoine, le duc d’Aumale. C’eût été le dialogue, inversé, du connétable de Bourbon et de Bayard, où le Bourbon, cette fois, aurait parlé comme Bayard. Maintenant, toute la droite catholique était debout, délirante, applaudissant avec fureur[1].

L’homme lui-même eût plus de honte. Il n’osa pas affronter le regard de Brisson, si confiant jusqu’au bout, ni les amis, Bourgeois et Vallé, qui l’avaient garanti. Il s’enfuit, à la lettre, comme un voleur. Pourtant, il cria encore, dans les couloirs, une dernière vilenie : « Je pars pour ne pas livrer le dossier secret. «

Les inventeurs et metteurs en scène de la félonie avaient escompté, d’une part, le désarroi des républicains, effondrés sous le coup inattendu ; d’autre part, l’audace de Guérin qui, profitant de la vacance du ministère de la Guerre, lancerait ses bandes. C’est ce qu’avoue Buffet : « Le ministère de la Guerre était dépourvu de son chef ; une révolution pouvait surgir[2]. »

Cela avait l’air de se tenir ; en fait, c’était parfaitement enfantin. D’abord, parce que la trahison de Chanoine était trop laide, elle dépassa le but ; surtout, parce qu’elle était incomplète, puisqu’il n’avait pas consigné les troupes dans les casernes.

  1. « Applaudissements vifs et répétés à droite, au centre et sur divers bancs à gauche », — ceux où siégeaient les nationalistes, Déroulède, Habert, Millevoye.
  2. Haute Cour, 16 novembre 1899, Buffet. — Et encore : « Toutes mes dépêches coïncident avec un émotion publique, qui peut être le prélude d’une révolution spontanée… Le duc d’Orléans ne cherche pas à créer une révolution, mais si la révolution est spontanée,… etc. » De même Drumont : « Pendant la suspension de séance, nous étions accoudés tous les deux (Clovis Hugues et moi) à la balustrade de la terrasse du Palais-Bourbon qui fait le coin du quai et de la rue de Bourgogne. On aperçoit de là le va-et-vient des voitures et des passants sur la place de la Concorde. « À quoi pensez-vous ? me dit Clovis Hugues. Vous prêtez l’oreille pour entendre le tambour des grenadiers d’Augereau qui viennent sauver la République ?… » Que s’est-il passé, au juste, dans cette minute oscillante et perplexe où chacun croyait que « Ça y était » ? (Libre Parole du 6 septembre 1910.)