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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


respectabilité gêne les mouvements violents. Rien ne le retenait. Il ne parlait que d’assommade, de pillage et de massacre et, brave, d’une force de taureau, ne se ménageait pas. Il s’était fait payer rubis sur ongle les coups qu’il avait donnés ou reçus pour l’État-Major au Palais de Justice et pour Drumont à Alger[1]. On ne le voyait qu’entouré d’une douzaine de bouchers de la Villette, armés de gourdins, de barres de fer dans une gaine de bois, pesant au moins un kilo. Ils se seraient fait tuer pour lui. Sa popularité, d’un maillotin en plein Paris du dix-neuvième siècle, était faite de la peur qu’il inspirait. On le croyait capable de tout. Au sens très vif de l’action brutale et immédiate, il joignait de la finesse et, quand il le fallait, de la prudence. Il ne se tenait pas de joie à passer du service d’un Drumont à celui de la maison de France.

Philippe d’Orléans « l’apprécia beaucoup », le trouva fort « intelligent »[2], lui accorda du premier coup sa confiance et l’engagea pour un an, à raison de 15 à 25.000 francs par mois, selon les besoins[3], et sous cette condition essentielle de conserver « le secret » de leur marché, Guérin n’aurait affaire qu’à Buffet. Ses gages, son argent de guerre (un premier versement

  1. Il y avait été condamné à huit jours de prison.
  2. Lettre à Buffet : « Mon cher André j’ai vu la personne ; je l’ai beaucoup appréciée et j’ai été charmé… Donc, commencez l’action et l’organisation proposée et tenez-moi au courant de ce qui sera fait. Votre affectionné, Philippe. »
  3. Dès le 19 août 1898, Hennion rapporte que « Guérin prétend avoir à sa disposition 200.000 francs ». (Haute Cour, I, 9). C’est ce que le duc précise dans la note manuscrite qu’il remit à Buffet, qui l’avait rejoint à Marienbad après l’entrevue avec Guérin : « La somme nécessaire ne sera certainement pas inférieure à 200.000 francs et ne sera pas supérieure à 300.000 francs. » — La note est intitulée : « Instructions secrètes à communiquer à M. de Ramel et au comte de Lur-Saluces, Hôtel Klinger, Marienbad. » (Cote 154, pièce 3.)