Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1904, Tome 4.djvu/305

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
301
BRISSON


mauvaise. Le courage ne lui faisait pas défaut, non plus que cette autre force, qui lui était devenue familière, de ne pas craindre le ridicule. Avec l’apparence de se dévouer toujours au bien public, il n’était préoccupé que de sa réputation. Mais l’apparence était si forte qu’il s’était fait une garde d’amis dévoués, prêts à le suivre partout, à lui obéir au doigt, — « les ligueurs sont mes soldats ; la Ligue et moi nous ne faisons qu’un[1] », — et toute une clientèle, dans l’armée, dans le peuple, qu’il amusait, dans la petite bourgeoisie, qui le trouvait vraiment Français, parmi les catholiques, car, bien qu’il affectât de n’être pas clérical, il pratiquait et protestait de son respect pour l’Église avec l’ostentation bruyante qu’il apportait à toute chose. Enfin, bien que beaucoup eussent pénétré sa fausseté, son égoïsme et toutes ses comédies, il était entouré d’une manière d’estime, à cause des choses sacrées qu’il avait toujours à la bouche, comme un marchand d’objets de sainteté sur qui la religion a déteint, et parce qu’il avait pour habitude de mener sur le pré quiconque faisait mine de le suspecter. C’était un conducteur d’hommes et il eût été le plus dangereux des agitateurs s’il avait eu une caisse ; mais on racontait, d’après lui-même, qu’il avait mangé l’héritage paternel dans ses commerces patriotiques[2], et il n’eut d’argent liquide que celui de ses perpétuelles collectes. Il

  1. Instr. Pasques, 32, Déroulède : « Ces cœurs ardents n’en étaient pas à me comprendre, ils me devinaient. »
  2. « Ça, un poète allons donc ! c’est un entrepreneur de patriotisme ! » (Gyp, Dans l’Train, 231.) — Gyp est le pseudonyme de la comtesse de Martel, devenue, en 1898, la grande amie de Félix Faure, de Drumont et de Déroulède. — Mirbeau appelait Déroulède « le grand tricolore ». (Aurore du 10 octobre 1898.) — Rochefort l’avait fort malmené avant de travailler avec lui. De même Drumont (Testament d’un Antisémite, 91).