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CAVAIGNAC MINISTRE


courant de presque tout et n’avait l’air de toucher à rien. Quand on l’entretenait d’une affaire, il écoutait, attentif et distrait à la fois, grognant de temps à autre un « ouais » sourd qui passait pour affirmatif. Quand les choses se compliquaient par trop, il se disait malade, l’était, disparaissait. Il haïssait cette affaire Dreyfus qui avait détruit sa quiétude, l’avait empêché de quitter l’armée pour l’ambassade rêvée, où il eût été un vice-roi de France, à Pétersbourg ; il eût voulu n’en entendre plus jamais parler ; toujours elle recommençait ; et, cette fois, c’était le ministre lui-même qui allait mettre le feu à la poudrière. D’autre part, il savait, comme pas un, l’art de manœuvrer les gens, autrefois courtisan empressé auprès de Miribel, hier sec et dur avec Billot, qu’il fit marcher comme un tambour. Certainement, il parla à Cavaignac et lui fit parler, par Gonse et par Roget, comme à l’homme du monde qui connaissait le mieux les choses de l’armée, les avait prises le plus à cœur, mais qui n’en saurait vouloir à des gens du métier de l’informer de certaines nécessités de la politique militaire. Il lui attesta, par contre, l’authenticité de la lettre où Dreyfus était nommé[1].

Les arguments des chefs de l’État-Major (sans compter les avertissements de Pellieux, de Tézenas) parurent solides à Cavaignac. Pourtant, il ne veut rien dire de ce qui serait contraire à sa conscience ; tout ce qu’elle lui permet, c’est de ne pas dire toute la vérité, mais sans mentir. Se taire n’est pas mentir. Bien plus, dans les cas où le silence pourrait passer pour mensonger, il saura trouver la phrase subtile dont le sens profond échappera à l’auditeur inattentif, mais qui, plus tard, quand on la décortiquera, fera apparaître toute sa pensée.

  1. C’est ce qu’il redit lui-même dans sa lettre de démission.