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LA MORT D’HENRY


excellent. Qu’importait dès lors une pièce, postérieure de deux ans à la trahison[1] ?

L’esprit, le misérable esprit humain est ainsi fait. Congestionné par la passion ou suggestionné par l’idée préconçue et l’intérêt, rien de plus commun que le cerveau, le moment après que l’évidence lui est apparue, se mente de nouveau à lui-même. Les choses sont ce qu’il veut qu’elles soient. Sur l’heure, Cuignet « raisonna » exactement comme le ministre. Il n’y avait qu’une preuve de moins contre Dreyfus. Et, de même, Roget.

L’intérêt personnel de Cavaignac à diminuer l’importance du crime d’Henry était tel qu’il n’essaya même pas d’en pénétrer le mobile, qui en eût accru la gravité[2].

Boisdeffre était absent. Il jugea inutile de le consulter, même de l’avertir ; Gonse ne comptait plus, supplanté par Roget. Se réservant l’affaire à lui seul, le ministre prescrivit le plus grand secret.

Surtout, il ne dit rien à Brisson[3]. Trois jours après avoir proposé de faire main basse sur les défenseurs de

  1. Rennes, I, 199, Cavaignac : « Je dirai que je considère que cette affaire, postérieure aux faits dont est saisi le conseil, ne peut avoir aucune influence sur l’appréciation de faits antérieurs de deux ans. » À la Chambre, dans son discours du 7 juillet 1898 : « Ainsi la culpabilité de Dreyfus n’est pas établie seulement par le jugement qui l’a condamné ; elle est encore établie par une pièce postérieure de deux années ; elle est établie par cette pièce d’une façon irréfutable. »
  2. Cass., I, 36, Cavaignac : « Je pense, sans pouvoir l’affirmer d’une façon tout à fait positive, que l’explication donnée à la fin de l’interrogatoire d’Henry que le faux qu’il avait commis avait pris la place d’un document réellement arrivé, est bien une affirmation exacte. » Il ajoute ensuite cette énormité : « Je pense même que l’arrivée des deux documents postérieurs au faux est une des choses qui ont donné à Henry l’idée d’intercaler son faux dans une correspondance réellement échangée. »
  3. Chambre des députés, 6 avril 1903, Brisson : « M. Cavaignac n’a averti le président du conseil que le 30 août. » — « J’étais peu honoré de la confiance du ministère de la Guerre. » (Souvenirs.)