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LA MORT D’HENRY


bien gagné, dont il aura grand besoin après cette terrible année. Depuis que Cuignet avait commencé à vérifier les dossiers, Roget s’était aperçu, comme je l’ai dit, qu’Henry ne lui parlait pas, ne le regardait pas comme d’habitude. Or, rien n’était venu. Au contraire, la fortune recommençait de lui sourire : Bertulus joué, Esterhazy innocenté, Picquart pour longtemps sous les verrous, Du Paty en disgrâce. Apparemment Cuignet n’avait rien vu. Encore une fois, il avait gagné.

Cavaignac délibéra s’il mettrait Henry en demeure de s’expliquer immédiatement ; c’était l’avis de Roget ; il décida, à la réflexion, de n’en rien faire[1].

En effet, à convoquer brusquement Henry, à le mander d’urgence, par dépêche, dans ce grand jour de fête, le dimanche de l’Assomption, on risque de le mettre sur ses gardes ; s’il s’effraye et prend la fuite, Cavaignac en deviendra suspect. Au surplus, « une épreuve complémentaire », qu’il va prescrire à Cuignet, mettra le faussaire, « par la multiplicité des preuves matérielles, dans l’impossibilité de nier[2] ». Enfin, Cavaignac avait d’autres affaires, une promenade officielle à Mâcon, pour le lendemain, son conseil général de la Sarthe à présider, Esterhazy à liquider. Henry ne gagnera rien à ce sursis ; Cavaignac, au contraire, y préparera la scène triomphale des aveux d’où rebon-

  1. Cass., I, 340, Cuignet. — Chambre des députés, 6 avril 1903, Cavaignac : « Si j’avais voulu écarter ou dissimiler l’aveu, savez-vous ce que j’aurais fait, le jour où le premier doute est venu dans mon esprit ? Sans aller jusqu’au bout de mon enquête, j’aurais livré le lieutenant-colonel Henry à quelqu’une de ces instructions judiciaires où vous avez su accumuler les garanties pour l’accusé à tel point qu’il n’en reste plus pour la recherche de la vérité. »
  2. Cass., I, 340, Cuignet ; Rennes, I, 198, Cavaignac.