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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Brisson, s’il avait connu l’existence des lettres à Boisdeffre et à Faure, ne se fût pas permis de les réclamer. Mais les lettres de Dreyfus à sa femme avaient été publiées, répandues à des milliers et des milliers d’exemplaires (avec une noble préface de Trarieux), traduites dans toutes les langues. Des demi-barbares, des paysans russes, des portefaix turcs, avaient compris.

Il n’est pas impossible que les rapports de Deniel aient paru probants à Cavaignac. Ce sont des chefs-d’œuvre d’une féroce sottise. Ce garde-chiourme qui se flattait « de posséder au suprême degré l’intuition des hommes et des choses », s’était érigé en psychologue. Dreyfus pleure-t il ? C’est qu’il joue la comédie. Écrit-il à sa femme ? C’est par vil calcul, pour qu’on s’occupe de le faire évader. Garde-t-il une attitude douce et ferme ? C’est par lâcheté. Quand il proteste de son innocence ou parle de se délivrer par la mort d’un trop cruel martyre, c’est une feinte et de la haine. « Sa nature est foncièrement basse ». Mais Deniel, prêt « à sacrifier sa santé et sa vie », n’est pas homme à se laisser duper par des simagrées. Dreyfus, avec lui, a « à faire à forte partie ». Le geôlier patriote ne permettra pas à ce traître « d’apporter sa pierre, par une nouvelle infamie, à cet édifice monstrueux érigé en dissolvant de la nation[1] ». Ce bas jargon déclamatoire, c’est tout l’homme.

Lucie Dreyfus eût l’affreuse vision de son mari s’en allant dans une dernière agonie, peut-être à la veille de la victoire toujours attendue, sans qu’il eût la suprême

  1. « Pour tâcher d’innocenter par le trouble des esprits un forfait qu’aucun crime, aussi épouvantable qu’il puisse être, ne peut pas égaler par un rapprochement quelconque et dont l’immensité est sans borne. » (Rapport du 26 janvier 1898). Les autres rapports son sur le même ton. (Rennes, I, 225 et suiv.).