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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


plus cruelle encore, s’en rendait compte : « La tension cérébrale et nerveuse est trop forte, mes souffrances trop grandes, le fardeau de la vie est trop lourd, trop difficile à porter[1].

Ces lettres de Dreyfus à sa femme étaient si troublantes dans leur extrême douleur que Deniel en défendit la lecture aux gardiens (à qui le prisonnier les remettait ouvertes) « de crainte que leur surveillance ne perdît de sa rigueur[2] ». Mais l’administration des Colonies, sous Brisson comme sous Méline, les lisait, et Cavaignac les lisait aussi, ainsi que les suppliques du malheureux à Félix Faure et à Boisdeffre.

Voici quelques extraits de ces suppliques qu’on n’avait pas osé détruire :

Ce que j’ai souffert depuis le début de ce lugubre drame, mon cœur seul le sait… Ma misère est à nulle autre pareille, il n’est pas une minute de ma vie qui ne soit une douleur ; je m’effondre et la tombe me serait un bienfait… Dès le lendemain de ma condamnation, quand le commandant Du Paty de Clam est venu me trouver, au nom du ministre de la Guerre, pour me demander si j’étais innocent ou coupable, je lui ai répondu que non seulement j’étais innocent, mais que je demandais la lumière, toute la lumière, et j’ai sollicité aussitôt l’aide des moyens d’investigation habituels, soit par les attachés militaires, soit par tout autre moyen dont dispose le Gouvernement. Il me fut répondu que des intérêts supérieurs en empêchaient l’emploi, mais que les recherches se poursuivraient. Et voilà trois ans que j’attends, que j’attends toujours, dans la situation la plus épouvantable qu’il soit possible de rêver ; et les recherches n’aboutissent pas !… Chaque jour, la situation est devenue plus atroce, chaque jour les

  1. Lettres de mars, juillet 1898, etc.
  2. Rennes, I, 255, rapport Decrais.