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CAVAIGNAC MINISTRE


Brisson n’aurait eu qu’à interroger Cavaignac avec un peu de fermeté. Il lui demanda seulement de questionner Mercier ; Cavaignac répondit : « Il vaut mieux ne pas le savoir », et répéta la phrase. Brisson la trouva « singulière », « en conclut, dit-il, qu’il ne saurait rien ni de l’un ni de l’autre[1] », et n’insista pas, n’osa pas répliquer à Cavaignac que cette crainte basse de la vérité équivalait à un aveu, couvrit à son tour l’illégalité. En conséquence, Sarrien garda sans y répondre la requête de Lucie Dreyfus qui la dénonçait. Tous avaient peur du fol. De même Trouillot, le successeur de Lebon aux Colonies. Malgré l’appel des journaux à son humanité et tout ce que je lui écrivis, il ne changea rien au régime du prisonnier de l’île du Diable.

Dreyfus ne recevait toujours qu’en copie les lettres de sa femme. Les siennes, qui n’étaient également transmises qu’en copie, révélaient sa faiblesse croissante ; comme il avait presque perdu alors, à force de silence, l’usage de la parole, il ne trouvait plus les mots, même pour écrire, répétait dix fois les mêmes, deux fois la même phrase identique dans une seule lettre. Sa femme en fut terrifiée[2]. Cet esprit, qui si longtemps avait résisté, net et précis, s’enténébrait et, chose

    insisté lui-même, pour accabler Dreyfus, sur les pièces décisives qui firent la lumière des juges dans la chambre du conseil (3 novembre 1897, etc.). Maintenant la consigne était de s’en taire. Meyer osa intituler l’article où il donna acte à Salle de sa lettre : « La fin d’une légende. »

  1. Brisson, dans le Siècle du 6 novembre 1903. — Ce qui peint bien Brisson, c’est qu’il fait cet extraordinaire récit à sa décharge. Il ajoute » qu’il avait, dans ses souvenirs de basoche, un fait épouvantable de ce genre, et qu’il en était hanté. » Mais sa hantise n’alla pas jusqu’à exiger de Cavaignac qu’il interrogeât Mercier et les juges de 1894.
  2. Elle m’écrivait le 11 août 1898 : « N’y a-t-il donc rien à faire pour soulager ce cher martyr et serons-nous obligés d’assister impuissants à son agonie ? »