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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


tout lien officiel, redevenu simple citoyen, il adressa son adhésion publique à la souscription ouverte par Yves Guyot pour l’affichage de la lettre de Picquart à Brisson, en réponse à Cavaignac.

Quand il fut mort[1], ses fils, sa veuve, décidèrent qu’ils demanderaient à Buisson de parler sur sa tombe, et pour y révéler, comme Stapfer sur celle de Couat, les dernières pensées, les derniers conseils de celui qui n’était plus : « En voulant sauver la France, prenez garde de détruire la conscience française ! Il est facile aujourd’hui d’obtenir que, de guerre lasse, la conscience publique se taise et s’apaise. Tremblons que ce malheur ne nous arrive. Celui-là seul serait irréparable[2]. »

C’était, dans le deuil, affronter, provoquer les hurlements de la meute, les injures de l’immense « atelier de la presse vénale » ou fanatique. « Il a été donné à bien peu d’hommes de laisser autant d’eux-mêmes dans l’âme d’autrui[3]. » À qui avait-il donné plus de lui-même qu’à sa femme ? Elle n’hésita pas, écrivit à Lucie Dreyfus qu’en livrant le nom de Pécaut et sa mémoire aux outrages des ennemis de la vérité, c’était sa part à elle, sa contribution personnelle à la grande œuvre.

Buisson, depuis qu’il avait quitté la direction de l’enseignement primaire, était professeur à la Sorbonne ; il ne balança pas davantage, malgré des pressions qu’on essaya d’exercer sur lui, la promesse qu’on tenta de lui imposer qu’il se tairait de l’Affaire. Il accourut et parla ; il dit d’abord ce qu’avait été « ce grand sculpteur d’âmes », ce « créateur d’idéal », ce penseur qui élabora pendant un demi-siècle le bien comme d’autres le vrai ou le beau ; puis, sans peur ni colère, gravement,

  1. 31 juillet 1898.
  2. Lettre de Pécaut, citée par Buisson.
  3. Discours de Buisson.