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CAVAIGNAC MINISTRE


aiguë de pensée, de conscience et de douleur, écrivant à ses amis, puis, quand la plume fut trop lourde à sa main, dictant des lettres admirables et déchirantes : « Quoi ! se laisser enfermer dans ce dilemme abominable : ou sacrifier la justice à la patrie ou sacrifier la patrie à la justice ! Ces deux idées n’en font qu’une. Blesser l’une, c’est blesser l’autre. » Ce fut lui qui convertit Buisson si longtemps hésitant, « jusqu’à faire douter de lui-même », et qui ne se rendit « à la certitude de son ami qu’après avoir tout arrangé pour ne pas s’y rendre[1] ». Il essaya de persuader Bourgeois :

Il y a de votre part, de la part des chefs républicains, une erreur de morale fondamentale. Vous avez sacrifié l’homme à la collectivité… Je m’émerveille de votre aveuglement. Quoi ! vous avez cru vraiment sauver la République et le pays en perdant l’individu, le pauvre homme innocent, mais écrasé, mais seul, sans valeur à vos yeux, à demi mort ! Vous n’avez pas compris qu’il devait vous être sacré ! Coûte que coûte, il faut réparer cette faute[2].

Enfin, quand les radicaux au pouvoir, loin de réparer la faute de Méline, y ajoutèrent, il ne voulut pas mourir, s’endormir du sommeil qu’il savait sans rêve ni réveil, avant d’avoir fait, « stoïcien qui avait lu l’Évangile[3] », tout son devoir. Il y avait encore pour lui un acte d’éducateur à accomplir. Il envoya à Bourgeois sa démission de membre du Conseil supérieur de l’instruction publique et d’inspecteur général : libre dès lors de

  1. Discours de Buisson.
  2. Cette lettre, du 23 avril, adressée à Buisson pour être lue à Bourgeois, me fut communiquée, avec l’assentiment de son père, par le docteur Élie Pécaut et publiée dans le Siècle du 2 juin 1898.
  3. Louis Bompard, dans la brochure sur Félix Pécaut qui fut publiée par l’Association des anciennes élèves de Fontenay.