Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1904, Tome 4.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
117
CAVAIGNAC MINISTRE

XV

Cavaignac, tenu régulièrement au courant de l’instruction, en avait attendu mieux ; il avait pensé saisir le « Syndicat » sur le vif, en plein travail, Picquart en rapport non seulement avec Leblois, mais avec Scheurer, Mathieu Dreyfus, Bernard Lazare et moi. Or, le juge n’a trouvé aucune preuve du « noir complot » ; il avait fallu la sotte provocation d’Henry pour rompre le religieux silence de Picquart, un hasard pour que Leblois et Scheurer se rejoignissent, l’injustice obstinée des chefs de l’armée et du peuple pour réunir ces hommes, les atteler et tant d’autres avec eux à la même œuvre[1].

Mais l’évidence, « d’une clarté de plein jour », n’existait pas pour Cavaignac, et d’heure en heure, à mesure que les faits devenaient plus éclatants, il se buttait contre eux avec plus d’acharnement, comme un aveugle ou un fou.

Les Cavaignac — sauf le révolutionnaire Godefroy, qui tint surtout de sa mère, l’auteur des si touchants Mémoires d’une Inconnue, et qui mourut jeune — ont été de père en fils des esprits étroits, têtus, terriblement personnels : le conventionnel, qui servit avec la même âpreté Robespierre et Napoléon ; puis le général, qu’on crut longtemps un homme de Plutarque, parce qu’il en avait le langage et les attitudes.

Le nôtre était le portrait de son père, mais une mauvaise copie, sèche et brouillée, le corps étriqué, le visage de même, qui n’eut jamais de jeunesse, glabre, aux traits aigus, son obstination écrite sur son front, avec des œillères au physique comme au moral, le regard dur,

  1. C’est ce qu’avait très bien vu Zola, dans son article sur le Syndicat. — Voir t. III, 73.