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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


rapide fortune au nom de son père et à sa propre habileté à manœuvrer entre les partis, d’un joli talent oratoire, bien qu’apprêté et trop académique, qui n’était dénué ni de caractère ni de courage, et qui en avait toutes les apparences, et, aussi, une probité solide, de l’application au travail, une bonne grâce toujours au beau fixe, et un remarquable esprit de conduite. Il siégeait depuis plus de dix ans à la Chambre où il comptait ses succès par ses apparitions, savamment espacées, à la tribune ; il y portait à la fois un air de jeune premier et une connaissance, parfois approfondie, des sujets les plus ardus ; nul diseur plus habile ; ambitieux de parvenir aux honneurs, il n’en paraissait point pressé ; surtout, à travers tant de crises qui avaient déchiré la République, il avait su, tout en restant assez ferme sur les principes, demeurer bien avec tout le monde. Son père, au Sénat, avait pris parti résolument pour la Revision ; on ne put jamais arracher au fils une déclaration publique. Dans les couloirs de la Chambre, quand il se trouvait avec des adversaires de la Revision, et dans les salons, où il était recherché, il faisait chorus avec les défenseurs de l’Armée[1] ; mais il ne tourna jamais le dos aux défenseurs de Dreyfus, toujours aimable, se lamentant sur cette cruelle division de la conscience française ou se taisant d’un air entendu. S’il était trop intelligent pour n’avoir pas discerné les signes d’une erreur judiciaire, il était surtout convaincu

  1. Il s’exprima en ces termes dans l’allocution qu’il prononça comme président définitif : « Je suis assuré d’être l’interprète de l’assemblée tout entière en adressant l’expression de ses ardentes sympathies à nos armées de terre et de mer. » — Il ne dit pas : à l’armée, selon la formule d’alors, pour éviter d’avoir l’air de prendre parti. — La Chambre applaudit. Millevoye interrompit : « Vive l’armée ! À bas les traîtres ! » (Séance du 13 juin 1898.)