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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


cela était vrai, et le témoin que nous envoyait le destin, — puisque tout dans ce drame shakespearien devait être étrange et terrible, — c’était le proche parent du traître lui-même.

Cependant, le premier moment de joie passé, il fallut se rendre compte que, si nous tenions enfin la preuve flagrante du crime de l’État-Major, qui était lui-même une preuve nouvelle du crime d’Esterhazy, nous n’avions aucun moyen assuré de la faire éclater. Tout reposait sur le témoignage de Christian, et quel témoignage à la fois plus décisif et plus fragile ! Christian, dans une heure de trouble ou dans un accès de colère, avait pu faire ses confidences à Labori et à Trarieux. Mais l’avocat était tenu de s’en taire, et le sénateur de la Gironde hésitait à s’exposer au plus outrageant démenti. Christian pouvait revenir de lui-même à d’autres sentiments ou se laisser reprendre par le fourbe, ou par quelque moine qui lui ferait horreur de sa conduite. Quoi ! pour un peu d’argent qu’il avait perdu, il s’était fait le dénonciateur du parent dont il portait le nom, le pourvoyeur des juifs et des ennemis de l’armée !

Ceux d’entre nous qui passaient pour les plus téméraires étaient fort prudents de nature, ou l’étaient devenus. Il fut donc décidé qu’on patienterait et qu’on chercherait, sans le brusquer, à amener Christian à déposer de lui-même devant Bertulus. Le juge avait été informé de l’incident par Picquart et, lui aussi, il recommandait d’agir avec la plus extrême circonspection pour ne pas risquer d’effaroucher ce précieux témoin.

En attendant, le récit de Christian confirmait et précisait singulièrement les accusations de Picquart contre Esterhazy et Du Paty, et même dans ce qu’elles avaient d’inexact, puisque Christian tenait d’Esterhazy et de la