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LES IDÉES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES


confiance, étaient de braves gens, sans grande instruction, trompés par la presse et qui me croyaient devenu fou ; quelques-uns étaient des intrigants ; l’un d’eux, au moins, qui était sénateur, était aussi persuadé que moi-même de l’innocence de Dreyfus. C’était le fils de ce vieux docteur Prosper Allemand, qui avait représenté les Basses-Alpes à l’Assemblée nationale, l’un de ces médecins de campagne d’autrefois, que Balzac a décrits et à qui n’a manqué qu’un plus vaste théâtre pour se placer au premier rang des célébrités de la science, retiré depuis vingt ans dans son village d’où il ne bougeait pas, sans ambition que de faire du bien autour de lui, républicain et voltairien, ennemi impénitent des prêtres, mais vivant bien avec son curé, avec beaucoup d’esprit naturel, une grande connaissance des hommes qu’il devait à une longue pratique des paysans, et, sous cette apparente résignation des vieillards qui se sentent très proches de la fin, le cœur le plus chaud et l’intelligence toujours en éveil. Du premier jour, en 1894, il avait soupçonné l’erreur judiciaire ; l’initiative de Scheurer, qu’il avait connu à Versailles, le remplit de joie. Il n’avait plus que ce fils qui venait de se déclarer contre moi ; il rompit avec lui et rédigea un manifeste en ma faveur[1].

Si je ne l’avais retenu, il m’aurait accompagné dans toutes mes tournées, où presque toutes les portes se fermaient devant moi, pendant que la canaille des villages me poursuivait de ses huées et, sans les gendarmes, m’aurait fait, plus d’une fois, un mauvais parti. Il me fut impossible de parler dans une seule réunion ; dès que je paraissais sur l’estrade, un concert de vocifé-

  1. Un écrivain anglais, Georges Barlowe, appelle cette lettre « un poteau indicateur sur la route de l’honneur. » (The Dreyfus Case, 189.)