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LES IDÉES CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRES


jamais joui à un tel degré de la joie d’écrire, de semer sa pensée. Plusieurs de ceux qui se refusèrent à eux-même ce bonheur leur portaient envie.

Après comme avant le procès, l’individualité resta très forte chez les militants de la Revision. Nulle organisation centrale, rien qui ressemblât à ce mystérieux Syndicat, dont la pensée hantait le peuple, nul mot d’ordre, et, — sauf que je recevais, tous les matins, la visite de Mathieu qui, tous les soirs, allait causer avec Clemenceau, enfin convaincu par Picquart de l’absolue innocence de Dreyfus, — aucune entente préalable. On continua à combattre en ordre dispersé, chacun selon son tempérament, son inspiration.

L’âpre génie de destruction qui est en Clemenceau s’exerçait cette fois pour une juste cause : quelle forêt de crimes, de criminels à abattre ! Tous les jours, sa hache sifflait, sonnait. Jaurès ne détruisait pas pour le plaisir reconstituait déjà la cité future. Guyot, abondant, d’une belle humeur invariable, amusé de la variété du spectacle, décortiquait les faits. Ranc, obstinément politique, sans s’arrêter aux comparses, allait droit au parti prêtre, à la Congrégation. J’essayai d’émouvoir les cœurs (Le curé de Fréjus ou les preuves morales).

Le Væ soli ! n’est pas toujours exact. Ces protestataires, s’ils n’avaient pas été reniés par les partis organisés, eussent parlé moins haut. Même à leur insu, ils eussent subi la diminution qui résulte de tout embrigadement, sacrifié à la discipline parlementaire quelque chose de leur indépendance de pensée.

Nul renfort ne leur vint dans ces jours troublés, sauf de quelques isolés qui n’appartenaient pas à la politique ; ces grandes trouées de lumière qui s’étaient ouvertes pendant le procès de Zola n’avaient ébloui qu’eux-mêmes.