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MORT DE LEMERCIER-PICARD


silence. Et, de jour en jour, il s’enhardissait ; le défi alternait avec le marchandage dans la lettre à Rochefort qu’il avait remise à Séverine. Si Séverine n’eût pas cédé à un scrupule, et si la lettre avait paru, Henry, comme Rochefort, en eût reconnu l’auteur, Lemercier-Picard sous Durandin, et le coup l’atteignait en pleine poitrine.

Henry avait eu d’autres confidents, dont la mendicité comminatoire l’avait inquiété, notamment Lajoux. Mais Lemercier se fût-il laissé enfermer à Sainte-Anne ou embarquer par Gribelin pour l’Amérique[1] ?

Il n’y avait pas beaucoup de cerveaux aussi solides que celui d’Henry ; le miracle, c’est qu’il n’avait pas éclaté déjà, à travers tant de péripéties. Henry avait été l’organisateur de la victoire qui remplissait de joie les « patriotes » ; il eût voulu en jouir, lui aussi ; le spectre de Banquo l’en empêchait. Shakespeare dit de Macbeth qu’il avait « le cœur rempli de scorpions[2] ».

Cependant, Henry avait contre Lemercier-Picard, un terrible auxiliaire : la misère. Il n’avait qu’à la laisser opérer. Et il était homme, malgré ses angoisses, à raisonner l’opération : ne plus répondre au malheureux, ni à ses prières, ni à ses menaces ; se montrer sans peur ni pitié ; l’acculer au désespoir.

Dans ces premiers jours de mars, Lemercier-Picard échoua dans les suprêmes tentatives d’escroquerie qu’il avait amorcée. L’envoyé de la baronne de Hirsch, qui vint le voir le 1er mars, s’était muni à son intention de quelques louis ; mais il ne les lui donna pas, mis en défiance par cet homme rose et gras, qui se prétendait traqué à la fois par les antisémites et les anarchistes et

  1. Voir t. II, 578.
  2. Acte III, scène II.
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