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LE JURY


il mêlait maintenant à son éloquence de la rhétorique d’hommes de lettres.

Rochefort, le matin, avait publié l’article de Clemenceau, au lendemain de la condamnation de Dreyfus, où il regrettait qu’on ne l’eût pas fusillé. Clemenceau en donna lui-même lecture et en fit la base de son argument : qu’il n’avait pas à se prononcer sur la culpabilité de Dreyfus, mais que Dreyfus avait été condamné en violation de la loi ; que « le droit de tous se trouve en péril quand le droit d’un seul a été lésé » ; qu’« une illégalité est une forme d’iniquité, puisque la loi est une garantie de justice » ; dès lors, que la revision s’imposait.

La thèse était belle. Au début de la crise, avec Demange, j’avais pensé que l’annulation du jugement devait être poursuivie de préférence à la revision. En Angleterre, il n’y aurait pas eu d’autre question. Plus tard, dans les temples sereins de la Cour de cassation, l’argument reprendra tout son poids. Mais, à cette heure, Clemenceau parut restreindre le champ de bataille et reculer alors qu’il s’élevait.

Il dit plusieurs choses justes et fortes : sur la raison d’État « qui se comprend avec Louis XIV et avec Napoléon, avec les hommes qui ont un peuple dans la main et le gouvernent selon leur bon plaisir », mais qui n’est qu’une contradiction dans la démocratie ; sur « la Bastille intérieure qui est demeurée au fond de nous-mêmes après que nous avons détruit l’autre » ; sur « la pire des trahisons, parce que c’est la plus commune, la trahison de l’esprit français qui, par la propagande de la justice et de la tolérance, s’est fait un si beau renom dans le monde ». Cependant, sa parole ne porta pas. Des rires éclatèrent quand, montrant le Christ au-dessus de la Cour : « La voilà, la chose jugée ;