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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


sant quand même, férocement, parce qu’un mot suffirait à le perdre.

Il jouait, depuis longtemps et surtout depuis qu’il avait été dénoncé, le rôle facile du condottiere du quattrocento, d’un soldat sans frein, qui fait fi de sa vie comme de celle des autres, mais qui l’a voulue riche en sensations délicieuses et violentes, et capable de tous les crimes sanglants, mais non d’une faute contre l’honneur, l’honneur spécial des bandits.

Or, ce masque même, dans cette ignominie, lui était arraché ; il était dégradé même de ses galons de comédie ; et que lui importaient, dès lors, les autres, ceux qui reluisaient encore sur les manches de son uniforme ? Le dernier des brigands calabrais eût bondi sous un tel supplice.

Clemenceau lisait les lettres à Mme de Boulancy. Il en sculptait chaque mot, lentement. « On a l’impression, écrit l’un des collaborateurs de Drumont, de quelque chose d’infernal. On dirait que, lambeau par lambeau, l’avocat veut détacher les chairs de sa victime[1]. » Esterhazy, maintenant, après avoir jeté un dernier regard de haine folle à Clemenceau, lui tournait le dos, face à face avec les jurés qui le dévisageaient, toujours muet, mais les épaules frissonnantes comme sous des coups de lanière, et les paupières clignotantes sur ses yeux fugaces d’oiseau de proie.

Comme il ne répondait même plus qu’il ne voulait pas répondre, dans le silence qui suivait chaque lecture et que le tortionnaire prolongeait savamment, c’était Delegorgue, énervé, qui criait à Clemenceau : « Continuez ! »

Le code lui faisait un devoir formel d’obliger Es-

  1. Libre Parole du 19 février 1898. — (Comptes rendus de l’Écho, de la Fronde, de l’Aurore, du Temps, etc.)