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LE JURY


coup, il finirait le procès. Or, Zola avait son sourire énigmatique, et la bataille continuait.

Gonse, plus pâle encore que d’ordinaire, demanda la parole. Et, nécessairement, il confirma Pellieux, le loua d’avoir pris cette initiative, ajouta même « qu’il l’aurait prise à sa place pour éviter toute équivoque ». Seulement, « si l’armée ne craint pas, pour sauver son honneur, de dire où est la vérité, il faut de la prudence », ce qui voulait dire que Pellieux en avait manqué, et « ces preuves, qui existent, qui sont réelles, qui sont absolues, on ne peut pas les apporter publiquement ici[1] ».

Pellieux sentit la leçon et comme Delegorgue, à sa demande de faire appeler Boisdeffre pour confirmer ses paroles, avait répondu qu’on l’entendrait le lendemain, il perdit toute mesure. Tournant le dos aux juges, il appela d’une voix retentissante l’un de ses officiers d’ordonnance : « Commandant Ducassé, allez cherchez le général de Boisdeffre, en voiture, tout de suite ! »

Il n’y avait plus que lui. Il commandait aux témoins militaires, menaçait les jurés, violait les secrets d’État, intimait ses volontés au président des assises, envoyait des ordres au chef de l’État-Major général, incarnait l’armée.

J’étais dans la salle et ne le perdais pas de vue. C’était vraiment une force. Il avait la passion et la volonté, l’ascendant qui entraîne les foules.

Il était si complètement, à cette heure, le maître du prétoire, que Delegorgue ne chercha même pas à l’arrêter. Campé à la barre, il interpellait les avocats, le public, ne souffrait plus de contradictions, comme s’il se fût adressé à un régiment, exigeait qu’on le crût sur

  1. Procès Zola, II, 121, Gonse.