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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


On respirait mieux, comme ragaillardi. Il avait le goût et presque le besoin de l’applaudissement. Mais le bruit des huées ne lui déplaisait pas : « On murmure ; c’est que ça va bien… Je juge la portée de mes coups aux protestations qu’ils soulèvent chez mes adversaires. » Il avait été brusquement projeté, comme d’un tremplin, dans une célébrité universelle. Il ne s’étonnait pas de cette gloire, et s’y épanouissait.

Au contraire, Albert Clemenceau restait toujours maître de lui. D’une sensibilité profonde, mais dont il avait la pudeur et qu’il cachait même sous quelque brusquerie, il était aussi classique d’esprit et de langage que son confrère était romantique. Ses interventions étaient toujours topiques. Il plaçait, au bon moment, la question qu’il fallait, en quelques mots, d’une précision extrême. Il excella tout de suite dans l’art que les Anglais appellent la cross-examination et qui est l’application du procédé socratique aux choses de la justice. Le public, le patient, surtout, ne savaient pas où il en voulait venir. Il semblait s’arrêter à des détails insignifiants. Les plus effrontés menteurs répondaient sincèrement à ces questions sans portée apparente et qu’il posait avec une courtoisie simple, qui n’avait rien d’affecté ni de provocateur. Puis, tout à coup, les gros militaires se trouvaient entortillés dans un inextricable réseau. Ce que, précisément, ils avaient le plus grand intérêt à ne pas dire, ils l’avaient dit. Il avait la froide logique du mathématicien, mais la forme de ses idées était d’un artiste. Comme il ne s’irritait jamais, il n’irritait pas. Non seulement, on ne faisait pas un jeu de le piquer, mais, visiblement, après qu’il eut manœuvré deux ou trois fois, on eut peur de lui. Il avait le geste sobre, court, élégant, la voix bien timbrée, souvent ironique, le regard franc. Une thèse de droit, quand