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LE JURY


sique de l’orateur, ou retroussant ses manches dans celle du lutteur, et il tonnait. Tantôt c’était au nom du droit violé, des principes méconnus, de toutes les belles idées qui illuminaient cette âpre bataille « contre une erreur judiciaire qui doit nécessairement éclater ». C’était tantôt pour de minimes incidents parce que Delegorgue l’avait trop brutalement interrompu, ou narquoisement conjuré de surveiller son langage. Sa passion, parfois, parut moins morale que physique. Il remplissait la salle de sa voix, tenait tête aux braillards, ou même les provoquait. Ainsi, il ne donnait pas toujours l’impression de l’adresse, mais il donna constamment celle du courage, et ses défauts comme ses qualités, cette allure mélodramatique, ce verbe haut et menaçant, cette éloquence robuste et surabondante, convenaient également à l’orageuse affaire, hors de toute mesure. D’ailleurs, plein de contrastes, tour à tour violent et joyeux, révolté et bon enfant, emphatique et familier, tribun sans frein et procédurier inépuisable. À la lecture, sa rhétorique à grand orchestre irrite par ce qu’on appelait autrefois le « style hydropique et boursouflé[1] », c’est-à-dire la déclamation, l’abus des images usées et des épithètes défraîchies, l’incorrection des longues phrases aux incidentes enchevêtrées. Mais, sur l’heure, dans la rumeur grondante du prétoire, s’il ne s’éleva pas aux formules qui condensent toute une cause, le flot de ses paroles, où resplendissaient les mots symboliques et devenus révolutionnaires de Vérité et de Justice, ce torrent qui bondissait au-dessus des obstacles, avec un bruit de cataracte, vous emportait avec lui. On le huait. On l’acclamait. C’était, pour les défenseurs de Dreyfus, un soulagement de l’entendre.

  1. Étienne Dumont, Souvenirs, 125.