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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

À l’entendre, d’un ton si réservé, avec une sobriété élégante de geste et de parole, rappeler ses mésaventures et ses disgrâces, il n’y eut personne qui ne sentît qu’il restait volontairement en deçà de la vérité, soit qu’il lui eût été défendu d’en dire davantage, soit que, par scrupule, sagement, il se le fût interdit à lui-même. Cependant Gonse et tout l’État-Major s’irritaient qu’il en eût tant dit, beaucoup trop, et considéraient qu’il y avait, dans ce qu’il taisait, beaucoup moins de discrétion que de menace.

Cette prudence si légitime, cette politique, qui sont, à la fois, chez lui, instinctives et calculées, furent dénoncées par les journalistes « patriotes » comme les marques d’un esprit cauteleux ; ils l’observèrent curieusement et s’appliquèrent à le faire passer pour un perfide : « Il cueille sa pensée subtile comme une fleur vénéneuse » ; il est « de la race des grands félins[1] ». Ce qu’ils turent, par contre, ou ce qui échappa à ces âmes basses, ce fut le spectacle singulièrement émouvant de cet homme qui, frappé, persécuté, calomnié, emprisonné, silencieux jusqu’au jour où la loi lui a commandé de parler, ne disait rien que de vrai, et se condamnait ainsi lui-même, puisque, dans ces tristes jours, le crime par excellence, pour un témoin militaire, c’était de ne pas mentir et de tenir son serment.

Dans ce grand mouvement pour la Justice, ce qui est noble et beau va paraître de plus en plus avec le recul des années ; on y démêlera aussi ce qui fut verbiage, rhétorique et échauffement du cerveau. On ne trouvera chez Picquart aucune de ces scories. Ses défauts mêmes, son peu de sensibilité, l’en préservent. L’atticisme se manifeste dans les actes comme dans le lan-

  1. Bonnamour, 80, 81, 90, 190, etc.