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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


beaucoup de réflexion (comme il pense), et avec de fréquents intervalles de silence, la bouche sèche d’abord, le gosier un peu étranglé ; mais il s’est vite ressaisi et il a posé sa voix, « raisonnable », dans la justesse du ton, du récit et du personnage[1].

Il exposa, pendant plus d’une heure, au milieu d’une attention soutenue, comment il avait découvert Esterhazy et ce qui en était suivi ; mais sans essayer ni d’embellir son rôle, ni d’incriminer ses chefs ou ses camarades, sur une stricte défensive, se bornant à réfuter les imputations imbéciles dont il était l’objet. Ainsi, il ne raconta ni l’entrevue de Bâle, ni la fausse lettre à l’encre sympathique, ni l’invitation que lui adressa Gonse de se désintéresser de l’homme de l’île du Diable, ni la réponse dont il cingla le général, ni ses entretiens avec Boisdeffre et Billot, ni mariée, à son insu, d’une pièce qui fit la conviction du ministre, ni tant d’autres incidents qu’il révéla par la suite et qui auraient singulièrement fortifié son récit. Rien qu’à évoquer la tragique soirée où il avait examiné le dossier secret et ce qu’il y avait vu, rien qu’à répéter en quels termes il avait demandé à Gribelin, qui ne s’y était pas trompé, « le petit dossier qui a été communiqué aux juges de Dreyfus », il eût fourni la preuve éclatante que Dreyfus avait été illégalement condamné. Ces quelques mots fussent devenus tout le procès. Or, il n’en dit rien, jugeant que le secret professionnel l’en empêchait et « s’enfermant dans une consigne de fer, s’y enfermant, comme le lui reprochera Labori[2], jusqu’à l’exagération, en présence de la grandeur des intérêts en cause ». Tous les autres officiers ont parlé du mys-

  1. A. Bataille, 193 ; Séverine. 92 ; Bonnamour, 80, etc… Mémoires de Scheurer.
  2. Procès Zola, II, 346, Labori.